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Interview de Jérôme Aucan, le directeur du Centre de la Communauté du Pacifique pour les Sciences Océaniques

Jérôme Aucan est le directeur du Centre de la Communauté du Pacifique pour les Sciences Océaniques (PCCOS), opérationnel depuis 2021, pour mieux intégrer les sciences océaniques au sein de la CPS, et coordonner les activités entre les différentes divisions. L’objectif est de mettre à disposition des gouvernements et des communautés des îles du Pacifique de meilleures données, produits et services océanographiques, leur permettant de prendre des décisions éclairées pour protéger et gérer durablement les ressources océaniques. Océanographe de formation (diplôme d’ingénieur et doctorat en sciences de l’océan à l’Université d’Hawaï), Jérôme Aucan a travaillé sur les thématiques du niveau de la mer, des courants, des vagues, des tsunamis, qu’il a enrichi ensuite lors de son passage au Centre IRD de Nouméa par d’autres thématiques interdisciplinaires, comme l’écosystème marin et océanique.

 

Quels sont les grands enjeux auxquels la recherche et l’innovation liées aux océans doivent s’atteler aujourd’hui ?

Les enjeux sont multiples, à différentes échelles de temps et d’espace. Le premier dont on parle beaucoup, c’est le changement climatique et ce qui est important, c’est d’avoir une meilleure idée de ce qui peut se passer à l’horizon d’une ou de deux décennies pour pouvoir établir au mieux les plans de gestion de cet espace océanique, qu’il soit côtier ou hauturier. Pour faire ça, il faut d’abord comprendre comment fonctionne l’océan aujourd’hui. Si on pêche un thon quelque part, savoir quel âge a le thon, d’où  il vient, par où il est passé, qu’est-ce qu’il a mangé etc. ? On a besoin de navires, de satellites, de bouées, de systèmes autonomes, d’intelligence artificielle, de tout un corpus de techniques scientifiques pour améliorer justement cette connaissance des océans.

Dans le changement climatique, il y a le réchauffement climatique qui va impacter les courants océaniques, ce qui va impacter les migrations de thons. Or on a dans le Pacifique des nations insulaires dont une très grande partie des revenus provient de la pêche thonière et des licences qu’ils peuvent vendre aux pays tiers. Donc si la population de thons se déplace et quitte les eaux d’un pays pour aller vers un autre pays, en l’espace de 10 ans, je vous laisse imaginer l’impact que ça peut avoir sur des économies insulaires.

Ensuite l’autre impact du changement climatique, c’est la montée du niveau de la mer. Dans le Pacifique, de nombreux petits Etats insulaires sont des atolls ou des îles très basses, où la population vit à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer. Et  il faut bien se rendre compte qu’on ne va pas attendre d’avoir les pieds dans l’eau pour que les îles soient considérées inhabitables. L’évolution des phénomènes extrêmes demande de la recherche et des connaissances, car ce sont eux qui vont rendre les îles inhabitables.

Ces deux impacts, réchauffement et montée du niveau de la mer sont dus au changement climatique, qui lui est dû aux émissions de GES. Il y a un autre problème dû à ces émissions, c’est l‘acidification des océans. En brûlant du charbon, du gaz, du pétrole, on rejette dans l’atmosphère du dioxyde de carbone qui a ce rôle d’effet de serre. Mais ce dioxyde de carbone a la fâcheuse faculté de se dissoudre dans l’eau. Il augmente l’acidité de l’eau en diminuant son pH et aujourd’hui une des questions auxquelles on n’a pas répondu, c’est quelle va être l’adaptation des espèces aquatiques, océaniques, marines, à cette augmentation de l’acidité ou diminution du pH. C’est une grosse question, sachant qu’évidemment on ne peut pas non plus prédire le futur, car on est sur des paramètres changeants.

Dans quels domaines se situent les plus gros déficits des connaissances scientifiques océaniques, en dehors de ceux dont vous venez de parler ?

Un exemple intéressant, ce sont les écosystèmes des grands fonds. Pour donner un ordre de grandeur, la profondeur moyenne des océans sur la planète, c’est 4000 mètres. Et au-delà de 100 m de profondeur, il n’y a plus de lumière. On parle de la très grande majorité de l’océan qui est froid et obscur. Ces grands fonds marins abritent quand même un important réservoir de biodiversité, surtout aux alentours de zones tectoniques, volcaniques. Ce sont les émanations volcaniques, toxiques, acides, très chaudes, qui par les hasards de l’évolution, peuvent être utilisées par certains types de bactéries et de microbes pour grandir et se reproduire. Donc on a des écosystèmes qui peuvent être très riches, avec plein de molécules qui ne sont aujourd’hui pas connues, et tout un ensemble de biodiversité qu’on ne fait que découvrir à chaque fois qu’on envoie un sous-marin plonger sur un de ces sites.

Ces écosystèmes sont peut-être moins directement menacés par le changement climatique, mais ils sont menacés par autre chose, la course aux ressources minérales. Et l’exploitation de ces ressources minérales tirerait un trait ou du moins mettrait en péril la plupart de ces écosystèmes des grands fonds

Pour des chercheurs et des innovateurs qui voudraient se lancer dans des activités liées aux océans, quels sont les secteurs les plus prometteurs?

L’exploitation durable des ressources côtières. On parle beaucoup des récifs coralliens qui sont en péril. Ils sont aujourd’hui victimes de multiples facteurs de stress, que ce soit la pollution, le réchauffement climatique, l’acidification des océans. Or on n’a pas tous les outils pour vraiment détricoter l’effet de chacun de ces impacts, ce qui nous permettrait par exemple de viser au mieux les méthodes pour préserver ces récifs, ou savoir quels sont les récifs à préserver. C’est une des pistes, mais il y en a beaucoup d’autres.

Quels liens établissez-vous entre les systèmes de connaissances traditionnelles de l’océan Pacifique et les savoirs modernes ?

Dans le Pacifique, il y a beaucoup de populations qui ont développé une connaissance des océans, une connaissance de l’atmosphère, des phénomènes météorologiques, des courants, des vagues qui n’a pas forcément été exploitée jusqu’à aujourd’hui. Elle a été souvent écrite, décrite dans les ouvrages au début de la découverte par les Occidentaux du Pacifique, mais il y a toujours ce lien à faire entre les bases scientifiques, dans le sens scientifiques modernes de ces connaissances traditionnelles et la façon dont elles étaient utilisées par les populations. Il y a aussi un besoin de sauvetage, car beaucoup de ces connaissances traditionnelles sont des transmissions orales et si ces transmissions s’arrêtent, on va perdre une partie de la connaissance de l’océan Pacifique qui est aujourd’hui détenue par les anciens, qui n’ont pas forcément trouvé des jeunes pour transmettre ces informations. Ça peut aller de la gestion des pêches à la sécurité maritime, par rapport à l’appréciation du temps (s’il est suffisamment mauvais, maniable pour sortir pêcher), à la navigation (comment les navigateurs polynésiens, mélanésiens, micronésiens dans les archipels se déplaçaient entre les îles sans les moyens modernes, GPS, compas, sextant) …

Comment combiner tous ces savoirs ?

Je pense que la première chose à faire, c’est d’aller voir ces gens et de s’assurer qu’il y a quelque part un écrit ou un rapport sur ces connaissances. Et  si ce n’est pas encore fait, il faut finir l’inventaire de ces connaissances et ensuite les confronter à ce qu’on peut connaître aujourd’hui, pour pouvoir identifier des lacunes  qu’on a aujourd’hui. Cela peut aussi aider à imaginer de nouvelles techniques de gestion de stocks de poissons, de gestion côtière des aires marines, qu’elles soient protégées ou en gestion.

Cela va être fait à travers des programmes, sûrement par pays ou par zone, pour faire l‘inventaire et l’interface avec les sciences modernes et surtout les outils de gestion de l’espace maritime, de l’espace côtier, car il faut bien prendre en compte les besoins et les connaissances des populations locales pour obtenir une gestion efficace de cet espace maritime.

Quels sont les obstacles à surmonter pour passer de la science à l’action ?

Il y a toute une partie politique et interne aux Etats pour mettre en place des structures, juridiques ou administratives, afin de pouvoir prendre des décisions basées sur ces produits scientifiques qui peuvent être disponibles, que ce soit pour la gestion des pêches, les plans d’urbanisme sur la côte, l’adaptation côtière, etc.