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Entretien avec Mouhamadou Lamine Kebe, co-fondateur de Tolbi, une start-up sénégalaise spécialisée dans l’agriculture digitale

A 25 ans, Mouhamadou Lamine Kébé est lauréat du Grand Prix du Président de la République du Sénégal pour l’innovation numérique en 2020, avec la start-up Tolbi qu’il a cofondée en 2019 et qu’il dirige. Tolbi propose des solutions basées sur l’intelligence artificielle, les drones et l’Internet des objets connectés qui permettent d’offrir des informations en temps réel pour mieux gérer l’eau d’irrigation, les apports en engrais et la détection des maladies des plantes. Il contribue ainsi à développer une agriculture intelligente, de précision, plus résiliente au changement climatique. Ingénieur diplômé de l’Ecole supérieure polytechnique de Dakar, il a également été primé par l’Union africaine des télécommunications pour son robot Docteur Car, qui aide les soignants à traiter les malades de la Covid sans risquer d’être contaminés. Enfin, il a aussi remporté avec le Centre spatial Téranga Space, le Challenge Acting Space 2020, co-organisé par l’Agence universitaire de la Francophonie. Bref, l’innovation fait partie de son ADN.

 

Quelles sont les motivations qui vous ont amené à créer Tolbi, qui veut dire champ en wolof ?

80% des producteurs agricoles mondiaux sont des petits exploitants. Face à l’insécurité alimentaire, les technologies qui sont développées ne sont pas adaptées au contexte social africain. Elles sont chères et la plupart du temps, les applications sont en français ou en anglais et dans les zones rurales, il n’y a pas assez de connectivité Internet. Donc on a jugé utile de développer une technologie qui serait inclusive, adaptée au contexte social, en permettant aux producteurs d’interagir en langues locales et en temps réel, pour leur permettre d’augmenter leurs revenus agricoles et leur production à travers des pratiques agricoles intelligentes.

Vous ciblez beaucoup les agriculteurs des petites exploitations familiales qui représentent notamment l’essentiel de la production agricole en Afrique. Qu’est-ce que vous leur offrez de spécifique et en quoi cela peut-il changer leur vie ?

On leur permet d’avoir des informations en temps réel sur les bonnes pratiques agricoles du jour, grâce à des appels téléphoniques passés dans leur langue locale. On calcule par exemple les besoins en eau, avec des images satellitaires, mais aussi la quantité de fertilisants à mettre dans les sols. On les alerte en temps réel lorsqu’une partie de leur champ est attaquée par des ravageurs et on leur suggère des traitements à appliquer. On leur fournit des prévisions de rendements. On permet aussi aux conseillers agricoles de les accompagner en temps réel, à distance, via des images satellitaires. Tout cela leur permet d’adopter de nouvelles pratiques agricoles intelligentes basées sur la technologie, d’augmenter leur production et d’amoindrir leurs pertes en eau d’irrigation.

Si je suis une petite agricultrice , j’ai finalement juste besoin d’un téléphone, même pas d’être branchée à Internet ?

C’est ça, vous avez juste besoin d’un téléphone et vous recevrez chaque jour en langue locale des informations en temps réel. C’est ce qui est intéressant chez nous, c’est que c’est calculé par rapport aux besoins réels de la plante. On applique des algorithmes sur des images satellitaires pour dire voilà en ce moment quelle est la quantité d’eau dont la plante a besoin.

Et vous avez remarqué des changements notables dans l’utilisation de l’eau d’irrigation? Qu’est-ce que vous avez pu observer comme impacts déjà ?

60 à 80 % d’économie en eau d’irrigation et 30% de rendement en plus, si les pratiques sont appliquées à l’échelle parcellaire d’un champ.

Donc, dans la palette des outils et des services que vous proposez, vous avez ce système par SMS. Qu’est-ce que vous offrez d’autre aussi aux petits agriculteurs ?

C’est un système par appels, car la plupart des producteurs ne savent pas lire. L’idée, c’est de faire des appels que le producteur puisse recevoir, qu’il puisse décrocher et entendre des conseils. Et si, pour une raison ou pour une autre, l’appel n’est pas passé, on reprogramme l’appel afin de s’assurer que l’information est bien parvenue au producteur.

Qu’est-ce que vous offrez d’autre? Pourriez-vous nous parler d’e-Tolbi ?

Avec e-Tolbi, on voit beaucoup plus large, car la problématique de l’agriculture ne concerne pas juste des bonnes pratiques que les agriculteurs pourraient adopter. Elle concerne aussi les conseillers agricoles qui sont mis à disposition des producteurs et qui sont chargés de les accompagner, notamment sur la production et la commercialisation. Or l’un des challenges qu’on a, c’est qu’on n’a pas assez de conseillers agricoles et les conseillers ne peuvent pas se déplacer chaque jour. Avec e-tolbi , on permet aux conseillers de faire le monitoring en temps réel des producteurs et de prioriser leurs déplacements et leurs interventions. Donc, un conseiller pourra savoir à distance qu’est-ce que l’agriculteur est en train de faire et quelles sont ses performances. A une échelle beaucoup plus large, on permet maintenant à des agences, donc au gouvernement, aux ministères, aux différentes directions agricoles, d’avoir des données macro sur les statistiques en temps réel. Et ils vont pouvoir se baser sur ces données-là pour prendre des décisions, notamment au niveau de la régulation des prix, des importations et des exportations, qui pourront protéger davantage les agriculteurs et les consommateurs en termes de prix. Donc, c’est vraiment une plateforme qui regroupe ces trois différents types d’acteurs, en leur offrant à chacun des interfaces différentes.

Les femmes agricultrices ont une approche un peu différente du digital, elles sont souvent moins familières avec ces technologies Est ce que vous avez des services qui les ciblent plus particulièrement ?

Avec Tolbi, on cible déjà ce segment-là. Les opérateurs téléphoniques suivent une logique de modèles économiques de rentabilité, et donc souvent ils ne déploient pas d’infrastructures de télécommunications et de réseaux Internet au niveau du monde rural, ce qui impacte les femmes agricultrices qui n’ont pas accès à une connectivité pour pouvoir disposer d’applications. Avec notre interface vocale d’appels, on permet à ces femmes-là, à ces jeunes agricultrices surtout, de bénéficier des mêmes informations que les autres qui disposent d’un smartphone, en étant moins chers et beaucoup plus inclusifs.

Ce qui fait finalement la force de votre offre, c’est qu’elle soit inclusive, qu’elle soit simple et qu’elle se fasse dans des langues locales. Vous le faites en wolof ?

Oui et bientôt on le fera aussi en puular, sérère, joola et malinké.

Est-ce que vous pensez que le digital a les atouts nécessaires pour séduire et convertir les jeunes à l’agriculture? Et qu’est-ce qu’il faudrait pour les inciter davantage à se tourner vers l’agriculture ?

L’agriculture pourrait être plus attractive, déjà si elle était plus mécanique et automatique. Je pense par exemple à l’irrigation automatique, aux tracteurs. Si on ajoute les applications digitales, et une possibilité d’interaction plus grande à distance, je pense que cela pourrait inciter beaucoup plus de jeunes à se tourner vers l’agriculture, sachant qu’elle est gage de développement et d’émancipation économique.

Quel est, selon vous, l’avantage comparatif des start-up africaines par rapport aux autres start-up ?

L’avantage comparatif que les start-up africaines ont, c’est qu’elles évoluent dans des marchés qui ne sont pas saturés comme les marchés américain et européen, où pour la plupart des problématiques, des solutions ont déjà été apportées. En Afrique, il y a beaucoup plus de problèmes à résoudre. Et pour des start-up ou des jeunes, qui dit problématiques dit opportunités de pouvoir trouver des solutions et des modèles économiques rentables…

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour encourager davantage l’innovation chez les jeunes ?

Développer des mécanismes de financement et des outils adaptés, comme le capital-risque, le financement d’amorçage. Inciter aussi les investisseurs à prendre beaucoup plus de risques. Sur les marchés africains, les investisseurs ne prennent pas assez de risques sur les start-up et ça amène moins de fonds, donc moins d’opportunités. Il faut vraiment mettre beaucoup de cash et donner l’opportunité aux jeunes pousses de se développer.

En dehors des financements, est-ce qu’il y a d’autres leviers ?

Oui, la formation. Une formation appropriée. Il y a beaucoup de parcours universitaires qui sont proposés, mais la plupart ne sont pas adaptés vraiment à ce que les jeunes puissent sortir de l’université et faire de l’entreprenariat. Donc, il faut vraiment réadapter le cursus scolaire, mettre en place d’autres modules, d’autres parcours qui permettront d’allier théorie et pratique, afin de préparer les jeunes à pouvoir sortir d’une formation et d’être embauchés.

Le Sénégal est en train de se démarquer des autres pays de la région en matière de transformation digitale, avec des savoir-faire qui s’exportent dans la sous-région, notamment en matière de dématérialisation des administrations, de santé digitale, d’édition de logiciels, etc. Qu’est ce qui explique selon vous la particularité et la force de l’écosystème sénégalais? Et en quoi cet écosystème vous a-t ’il aidé?

Le Sénégal a su créer un écosystème, qu’on appelle chez nous le ‘Lion Tech’, notamment à travers la Délégation à l’entrepreneuriat rapide (DER) qui a su établir un cordon ombilical entre les startupers, les investisseurs et les incubateurs. La DER a développé pas mal d’initiatives, comme prendre des start-up, les envoyer à l’étranger pendant deux mois, afin d’apprendre pas mal de choses. Elle fait aussi le lien entre les différents écosystèmes de la sous-région. Et elle offre également des financements. C’est tout ce cocktail-là qui fait qu’aujourd’hui, le Sénégal se positionne au premier rang de la sous-région en termes de levées de fonds.

Et vous avez profité de cet écosystème via la DER ? J’ai vu aussi que vous aviez un incubateur au sein de l’ESP de Dakar, pourriez-vous nous en parler davantage ?

Effectivement, des écoles comme l’École supérieure polytechnique de Dakar ont su s’insérer dans ce cadre-là en mettant en place des incubateurs et, en accompagnant les étudiants dès leur formation pour qu’ils puissent aujourd’hui avant de sortir créer leur propre business, tester les choses et faire des partenariats entre écoles afin de mettre en place une solution qui résout des problèmes. Donc, effectivement, on est incubé actuellement au niveau de la Forge ESP, qui est le Centre d’innovation et d’entrepreneuriat de l’ESP.

Tolbi vient d’être sélectionné dans le cadre du programme Google for Startup Advisory Sustainable Development Goals, qui est un programme destiné à donner aux start-up les moyens de créer et d’évoluer en entreprise viable à impact sur un ou plusieurs objectifs de développement durable des Nations unies. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce programme? Qu’est-ce que vous en attendez et comment voyez-vous l’avenir de Tolbi?

Grâce à ce programme, on a accès à du monitoring avec des ingénieurs de Google sur différentes thématiques, que ce soit de l’ingénierie, du management et de la finance. Ça nous permet d’augmenter en compétences et dans le cadre de notre développement, on est en train de déployer nos solutions dans différentes régions du Sénégal et l’idée actuellement en 2023, c’est d’exporter nos solutions dans d’autres pays de la sous-région, comme la Côte d’Ivoire, qu’on a déjà commencé à étudier, afin de faire profiter davantage les exploitants agricoles de nos solutions.

Une dernière question, quel est selon vous le potentiel disruptif des technologies digitales dans l’agriculture? L’agriculture digitale, c’est de l’optimisation, mais pas seulement, on dit qu’elle bouleverse beaucoup de choses. Lesquelles, en fait?

Le potentiel disruptif est énorme, si on prend ne serait-ce que l’accès aux finances qui est un grand souci au niveau des exploitants agricoles. Généralement ils ne peuvent pas rédiger des business plans afin de défendre leurs projets. Or la technologie comme les données peuvent parler à leur place et leur permettre d’avoir accès aux crédits, aux subventions et aux financements, et donc d’avoir une production beaucoup plus intensive et des revenus beaucoup plus soutenus. L’autre chose, c’est l’adoption de pratiques agricoles intelligentes adaptées aux changements climatiques et à la rareté des eaux de pluie. Il faut vraiment amoindrir les pertes en eau d’irrigation, mais aussi les pertes dues aux ravageurs et autres, et aussi essayer d’avoir des prévisions de rendements, afin de faire ce qu’on appelle des précontrats. Les technologies digitales peuvent faire une grande différence et permettre aux agriculteurs d’avoir accès à toutes ces données-là à et toutes ces pratiques, grâce aux images satellitaires.