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Entretien avec Lionelle Ngo-Samnick, agroéconomiste et spécialiste de programmes à l’IFDD (en charge notamment du projet PDTIE), sur les femmes et les filles dans les sciences.

Ingénieure agro-économiste, Lionelle Ngo-Samnick est spécialiste de programmes à l’Institut de la Francophonie pour le développement durable – IFDD. Elle a plus de 20 ans d’expérience dans la gestion de programmes de développement durable, une expérience déployée dans plus de 30 pays. Elle gère entre autres depuis deux ans le projet de Déploiement des Technologies et Innovations Environnementales pour le développement durable et la réduction de la pauvreté (PDTIE), que mène l’IFDD en République Démocratique du Congo et au Cameroun, en partenariat avec l’Université Kongo en RDC, Eden Africa et Ingénieurs Sans Frontières au Cameroun. Elle nous parle des femmes et des filles de science à quelques jours de leur journée internationale.

Alors que les compétences STEM sont parmi les plus recherchées et qu’elles peuvent avoir un impact toutes les dimensions de la société, les femmes ne représentent que 28 % des diplômés en ingénierie, 40 % des diplômés en informatique. Et dans des secteurs comme l’intelligence artificielle, seulement 22 % des professionnels sont des chercheuses. Ironie du sort, ces domaines subissent une pénurie de compétences.  Quel regard portez-vous sur cette situation ?

Quand on regarde la place des femmes et des sciences il y a quelques décennies, l’évolution est plutôt positive. Mais le travail n’est pas achevé et l’une des premières difficultés à relever, c’est le plafond de verre. Au niveau du premier et du second cycle universitaire, les femmes sont en nombre significatif, mais dès qu’on arrive au niveau doctoral, il y a une chute dramatique de leur représentation.

A quelles raisons principales attribuez-vous cette situation ?

Je n’ai pas d’études qui étayent ma perception, mais je pense que le poids des charges familiales joue un énorme rôle. Au niveau des premiers cycles universitaires, les femmes n’ont pas encore endossé de charges familiales, et elles sont souvent très engagées dans leurs études. Mais dès qu’elles atteignent l’âge où elles se marient et fondent des familles, leur nombre chute et je me dis qu’il y a certainement une corrélation entre leur vie familiale et le déclin de leur engagement, aussi bien dans les études que dans les filières scientifiques.

Vous parliez d’évolution positive en début d’entretien. Quels autres changements avez-vous pu observer ?

À l’époque, on avait tendance à orienter les femmes vers les métiers considérés comme des métiers de femmes. Les femmes avaient très peur de s’engager dans les domaines scientifiques, elles étaient beaucoup plus dans les domaines littéraires. Et même quand c’étaient les sciences, c’étaient plutôt des sciences douces, les sciences de la vie. Les choses ont bien changé et quand on regarde les premiers cycles, la parité est pratiquement atteinte. Les femmes n’ont plus peur de faire la science, elles ont confiance dans leurs aptitudes à mener à bien des études scientifiques. C’est un résultat positif qui est le fruit de plusieurs décennies de labeur, de plaidoyers et d’engagement féminin.

En quoi la contribution des femmes scientifiques au développement durable est-elle différente de celle des hommes, selon vous ?

Les femmes jouent un rôle central dans les stratégies de résilience des communautés. Elles jouent un rôle crucial dans la préservation des écosystèmes forestiers, comme le bassin du Congo qui renferme 10 % de la biodiversité mondiale, ou l’utilisation des ressources naturelles pour l’alimentation des familles, qui est beaucoup plus portée par les femmes en général. Elles sont en même temps les premières victimes de la dégradation des terres qui affecte leur capacité de production. Et avec leurs enfants, elles sont plus souvent victimes des catastrophes naturelles, comme les inondations, parce qu’elles restent dans les villages pour entretenir leurs familles, les hommes allant chercher de l’argent dans des zones moins vulnérables aux changements climatiques.  Et du fait de ce vécu, et de leurs responsabilités sociales, notamment en termes d’éducation, de transmission des connaissances, de savoir- faire et de bonnes pratiques, elles apportent une diversité de perspectives.  Dans le cadre du PDTIE, qui attribue notamment des subventions à des jeunes pour développer des innovations, j’ai remarqué que les innovations portées par les femmes avaient un lien très étroit avec la résolution des problèmes du quotidien. Tandis que les hommes sont souvent plus enclins à travailler sur l’amélioration des process, sur l’amélioration de la science fondamentale. J’y vois deux façons complémentaires de pratiquer la science.

(Echanges avec les innovateurs locaux dans le cadre du Salon International de l’Artisanat du Cameroun)

Revenons justement au PDTIE. Quelles actions concrètes mettez-vous en place dans le cadre de ce projet pour obtenir une plus grande participation des femmes à vos différentes actions?

Le PDTIE a trois axes d’intervention qui ciblent les jeunes et notamment les jeunes filles. Au niveau de l’éducation et de la formation, nous avons la formation en ligne, accessible à tous. Et la formation en présentiel, pour accompagner des jeunes avec un potentiel assez élevé dans la mise en application des connaissances. Le 3ème pilier, c’est l’innovation que l’IFDD soutient. Malgré nos efforts pour promouvoir nos formations en ligne, le résultat n’est pas encore satisfaisant, car sur les 36 000 jeunes formés, 26 % étaient des femmes. Au niveau de la formation pratique, la difficulté est que les femmes n’ayant pas suivi la formation en ligne ouverte à tous, elles sont moins nombreuses à participer à la formation pratique. Mais la bonne nouvelle, c’est que nous avons des projets tiers qui développent également des formations. Et là, le taux de représentation féminine est assez élevé parce que nos partenaires sont implantés dans les universités, dans les centres de recherche, et qu’ils mettent en place des dispositifs d’incitation à leur participation. De plus, ces formations sont souvent réalisées au cours des deux premiers cycles universitaires où les femmes sont plus présentes, et donc elles participent plus aux formations. Sur la quarantaine de sessions de formation organisées dans le cadre du dispositif institutionnel PDTIE, on a eu 1269 jeunes formés en présentiel, dont 408 jeunes filles, soit environ 32 % des participants. Nos partenaires de terrain doivent sélectionner 50 % de jeunes innovatrices. Résultat, sur les 52 innovations soutenues jusqu’à présent, 24 sont portées par des femmes. Avec à l’arrivée des projets de grande qualité. Des médicaments qui ont été développés dans le cadre du projet Centre de recherche et d’innovation technologique en environnement et en sciences de la santé (CRITESS) à l’Université de Kinshasa et de très belles innovations aussi en agroalimentaire et en construction durable. Cela montre clairement que lorsque des efforts sont faits, on peut faire émerger une nouvelle génération de chercheuses et d’innovatrices.

(Formation organisée par le projet PDTIE à Yaoundé)

Si on brosse un portrait un peu plus large au niveau des écosystèmes de recherche et d’innovation, est ce qu’il y aurait d’autres actions à mener pour les impliquer encore davantage?

Oui, il y a clairement des efforts à faire pour que les femmes accèdent aux postes de recherche, et aux postes de leadership. Parce que lorsqu’on regarde par exemple les directions des comités scientifiques ou des centres de recherche, dans certains pays, on a moins de 5% de femmes à ces postes et dans l’ensemble, on atteint rarement le chiffre de 15 %. Je voudrais aussi parler de la reconnaissance des scientifiques. A peine 3 % des prix Nobel dans les domaines scientifiques sont des femmes. Autre problème, les stéréotypes dans les thématiques de recherche. Si ces thématiques n’ont pas un intérêt pour les femmes, forcément, on les exclut de ces recherches. Il faut donc que ces thématiques reflètent la diversité des regards. Un dernier point, à mon sens important pour la place des femmes dans les sciences, ce sont les conditions de travail: la grille de rémunération, les modalités, les horaires de travail, les promotions. Il faut plus d’équité, de flexibilité et d’inclusion.

Pour terminer notre conversation, quel message spécifique aimeriez-vous adresser à l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de sciences?

La situation des femmes scientifiques est à l’image de celle des femmes dans notre société. Concentration des femmes dans un nombre limité de filières scientifiques. Faible présence des femmes dans les filières les plus rémunérées. Discrimination des femmes dans les arcanes du pouvoir scientifique… Alors que l’égalité entre femmes et hommes dans les sciences est intimement liée au partage du savoir, à l’accès au pouvoir, à la reconnaissance scientifique. Nous devons tirer les leçons d’un passé récent, mais en partie encore présent, notamment la récente pandémie et le changement climatique qui nous absorbe. Nous sommes tous embarqués dans le même bateau. Notre société ne saurait continuer de se priver de toute les créativités, de tous les talents, hommes ou femmes. Plus que jamais, une intégration marquée des femmes et des filles en sciences s’impose, pour faire avancer la science de demain. Une science encore plus inclusive, encore plus éthique, une science qui prend soin des humains et de la planète.