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Entretien avec Arielle Kitio, fondatrice de CAYSTI, un centre de formation qui gère le projet tiers de PRICNAC, “Impression 3D pour l’Education”

Arielle Kitio est une jeune camerounaise, doctorante en génie logiciel, créatrice en 2017 de CAYSTI (acronyme de Cameroon Youth School Tech Incubator), un centre de formation qui vise à faciliter l’accès égalitaire à une formation de qualité, en initiant les enfants à la technologie, notamment à la programmation informatique. CAYSTI a créé récemment le projet I3DE-Impression 3D pour l’éducation- dans le cadre de l’initiative PRICNAC, pilotée par l’Agence universitaire de la Francophonie (au Cameroun et dans sept autres pays d’Afrique centrale) et soutenue par le Fonds ACP pour l’innovation, sur financement de l’Union européenne. Ce projet vise à améliorer les compétences pratiques et créatives des apprenants grâce à l’impression 3D. Arielle Kitio nous parle du numérique qu’elle entend rendre accessible et utile au plus grand nombre.

 

Vous avez mis au point, dans le cadre de CAYSTI ABC Code, un logiciel de codage pour enfants de 6 à 15 ans. Est-ce que vous pourriez nous parler des principaux points forts de ce logiciel s’il vous plaît ?

En fait, ABC Code entend booster la créativité en rendant l’apprentissage du codage aussi facile que l’alphabet français ABC. On est parti d’un constat simple : pour apprendre à coder, un enfant de 6 ans doit avoir des bases en anglais, ce qui est profondément injuste. ABC code permet d’initier les enfants au codage de manière ludique, dans la langue dans laquelle ils s’expriment le mieux, que ce soit le français, le wolof ou le fulfulde par exemple. L’autre point fort, c’est l’apprentissage par la faute. L’enfant peut écrire du code, à mi-chemin entre le langage parlé et le langage de programmation, donc se concentrer sur la logique pour résoudre son problème et en même temps de mieux manier la langue dans laquelle il s’exprime, avec en cas d’erreur, un dictionnaire qui l’aide à se corriger.

Combien de jeunes avez-vous initié à ce codage jusqu’à aujourd’hui ?

9000, principalement au Cameroun, au Gabon, en RDC.

Est-ce que vous pourriez nous citer quelques-unes des applications les plus intéressantes que vous avez aidées à créer dans le cadre de ce programme ?

On a un apprentissage vraiment centré sur l’apprenant qui lui permet d’abord de détecter lui-même la problématique qui lui parle. Il y a des enfants qui aiment les gâteaux, d’autres la technologie, ou la mode. Je pourrais citer des jeunes filles à Yaoundé qui trouvaient anormal que les hommes s’arrêtent un peu partout pour faire leurs besoins, et qui ont créé une application mobile pour donner les points de toilettes publiques autour de soi. D’autres dont la maison avait brulé ont créé un didacticiel sur les premiers gestes de secours en cas d’incendie. Des enfants ont créé des calculatrices pour partager avec leurs camarades les concepts qu’ils ont appris, les sinus, cosinus, etc.

Pour quelles raisons essentielles, d’après vous, faudrait-il davantage de femmes dans les métiers du numérique ?

Pour trois raisons principales. Les opportunités, d’abord. Par exemple, le e-commerce, c’est l’accès à un marché de 1,2 milliards d’habitants. L’inclusion, ensuite : en matière d’intelligence artificielle, les jeux de données doivent être très diversifiés et inclure les différences, de genre, de races, de niveau social, de religions, de courants de pensée pour réduire les biais. Troisième raison : les femmes sont mieux placées pour résoudre les problèmes de femmes. Je prends ici le cas de jeunes femmes qu’on a formées et qui ont créé avec l’intelligence artificielle un modèle de prédiction de la pré éclampsie, l’une des principales causes de mortalité à l’accouchement. Au Cameroun, où on a un médecin pour environ 2000 personnes, et où il faut 34 paramètres environ pour diagnostiquer si une femme a des risques de la développer, ce modèle de prédiction a toute son utilité.

(examens de fin de formation de la première cohorte du Programme TechWomen Factory de Caysti )

Votre leitmotiv, c’est de dire qu’il faut démystifier l’informatique et la rendre beaucoup plus accessible au grand public. Que faites-vous pour ça ?

On travaille de manière systémique. On a un programme ‘TechWomen Factory’ qui forme des femmes en situation de chômage, de sous-emploi ou de reconversion professionnelle aux métiers du numérique. On en a formées 179 en 2022. On a des activités comme I3DE, qui équipe le système éducatif en matériels, ressources humaines, ou renforcement de capacités, pour améliorer l’apprentissage et la formation. Et puis, on est partenaire technique du ministère de l’éducation du Cameroun et des organisations onusiennes, pour faciliter l’accès aux populations vulnérables (filles et refugiés, entre autres).

Qu’est ce qui empêche, selon vous, dans votre pays et même plus largement en Afrique, une montée en puissance des femmes dans les métiers du numérique ?

Il y a les stéréotypes, selon lesquels le numérique, c’est compliqué, c’est pour les hommes. Il y a le regard des femmes sur elles-mêmes, qui pensent qu’elles n’ont pas les capacités. Il y a les disparités d’accès aux ressources, à Internet, mais aussi aux compétences. Au Cameroun et en Afrique subsaharienne en général, lorsque les parents n’ont pas de beaucoup de ressources, ils choisissent de scolariser le garçon en priorité. Et puis, on voit très bien qui sont les égéries des marques, des grosses boites. Ce ne sont jamais des femmes scientifiques, de la Tech. Donc les jeunes ne peuvent pas aspirer à devenir ce qu’elles ne voient pas et ne connaissent pas.

En dehors des role-models à rendre plus visibles, quels seraient les autres leviers à actionner pour changer la donne ?

Il faut une volonté politique parce que, je prends le cas de mon organisation, 9000, c’est bien, mais c’est encore trop peu. L’éducation est une question de droit. Il faut des mesures incitatives pour aider les organisations qui travaillent dans ce secteur, des équipements, des infrastructures, une meilleure couverture Internet. En Afrique subsaharienne, on a moins de 30 % de personnes connectées à Internet. Et puis il y un gros travail de sensibilisation parce que les parents peuvent être à la base l’un des principaux freins.

CAYSTI porte depuis peu le projet d’impression 3D pour l’éducation. Comment comptez-vous améliorer concrètement l’enseignement et l’apprentissage technique grâce à l’impression 3D. Et quels résultats concrets peut-on en attendre sur le terrain?

Imaginez une personne qui obtient un baccalauréat mécanique sans avoir jamais manipulé une manivelle, ou un moteur. Elle n’est pas prête pour le marché de l’emploi car elle n’a pas les compétences pratiques. Mais le problème c’est que le lycée qu’elle a fréquenté n’a pas les moyens de s’équiper. Or, l’impression 3D se positionne donc comme une technologie abordable qui peut rendre l’apprentissage beaucoup plus pratique. Lorsqu’un professeur donne par exemple un cours sur la manivelle, au lieu de la montrer dans un livre, il la modélise et l’amène classe pour que les élèves puissent la manipuler. I3DE travaille sur 4 piliers : l’équipement en matériel des écoles, le renforcement de capacités ( il faut former les enseignants à utiliser cet équipement et créer des kits didactiques), le recyclage de plastique usagé (l’impression 3D fonctionnant beaucoup avec des filaments de plastiques et enfin le plaidoyer pour répliquer ce modèle dans d’autres établissements.

Vous avez reçu de nombreux prix ou distinctions ces dernières années (voir encadré ci-dessous). Quel rôle ont joué toutes ces récompenses dans votre vie, en dehors d’une plus grande visibilité immédiate ?

Ces reconnaissances internationales ont démontré à certaines personnes qui étaient sceptiques que la problématique qu’on aborde est réelle et que la créativité numérique a toute son importance.

Arielle Kitio a reçu de nombreux prix et distinctions : lauréate de l’Award Tech Women en 2016, du Prix Orange de l’entrepreneuriat social  en 2017, Ambassadrice du Next Einstein Forum au Cameroun entre 2017 et 2019, classée dans le magazine Forbes Under 30 Afrique, lauréate encore du Prix Margaret de la Journée de la femme digitale 2019.

 

Et comment vous voyez vous à l’horizon 2030? Quelles sont vos ambitions?

J’aimerais qu’I3DE puissent être répliquée dans d’autres pays. Je pense naturellement à l’Afrique subsaharienne francophone en premier lieu, mais aussi aux Caraïbes qui se sont montrés à la dernière réunion du programme R&I de l’OEACP très intéressés par d’éventuelles synergies avec nos projets. J’aimerais que les produits et équipements sur lesquels on travaille deviennent accessibles au plus grand nombre. Parce que les trois mots clés sur lesquels on travaille, c’est l’éducation, l’inclusion et l’innovation. Et l’inclusion est vraiment un maillon clé de notre démarche.

Podcast: https://bit.ly/3L4iRX7