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Entretien avec Adana Mahase-Gibson et Chandra Degia, deux ardentes défenseures de l’approche Une Seule Santé dans les Caraïbes.

Adana Mahase-Gibson a été responsable du premier projet régional « Une seule santé » dans les Caraïbes (‘One Health One Caribbean One Love’, financé par l’UE, dans le cadre du programme Science & Technologie II, mis en œuvre par l’OEACP), auquel Chandra a participé activement. Ce partenariat professionnel s’est transformé en une amitié durable qui a récemment conduit à la création de l’Alliance caribéenne Une Seule Santé, dont Adana est la coprésidente. Adana est originaire de Trinité-et-Tobago, avec une formation en médecine vétérinaire et en sciences humaines. Chandra est originaire de Jamaïque, avec une formation en gestion de l’environnement et en éducation environnementale. Toutes deux ont une longue expérience du développement durable, abordant des questions telles que le changement climatique, la sécurité alimentaire, la réduction de la pauvreté, le racisme et le sexisme. Et toutes deux sont passionnées par l’autonomisation des communautés, les femmes dans les STEM, l’équité, la diversité et l’inclusion. Elles expriment leurs fortes convictions sur l’approche “Une seule santé” et le rôle des femmes, des détenteurs de savoirs autochtones et des artistes pour trouver des solutions et faire passer des messages.

Pouvez-vous nous résumer en quelques mots ce qu’est l’approche “Une seule santé”?

Adana Mahase-Gibson

Une seule santé prend en considération la santé interdépendante des humains, des animaux et de notre environnement commun.  En un mot, “One Health” est une approche de la complexité. Être un praticien de l’approche “One Health” signifie travailler au milieu de problèmes complexes impliquant la santé humaine, animale et environnementale. Et trouver des solutions prenant en compte ces interconnections. Ainsi, lorsque nous examinons les défis mondiaux au niveau macro, comme le changement climatique, et au niveau micro, comme la résistance antimicrobienne, il n’existe pas de recette à suivre ou de plan pour fabriquer une machine qui permettrait de résoudre le problème comme par magie. Parce que c’est complexe, et qu’il y a des interdépendances, parfois résoudre un aspect peut créer d’autres problèmes. Pour nous, l’approche One Health impique d’être à l’aise avec l’incertitude, ce qui n’est jamais facile.

Pour en revenir aux Caraïbes, quels sont les défis les plus spécifiques à relever dans cette région ?

Adana: La région des Caraïbes est confrontée au changement climatique, comme le reste du monde, mais aussi à l’insécurité alimentaire, à l’augmentation des catastrophes naturelles comme les ouragans, à l’explosion des volcans, aux micro plastiques, aux maladies émergentes et ré émergentes. Notre liste est assez longue. Cependant, pour que nous puissions appréhender l’un ou l’autre de ces défis, nous pensons que le problème se situe au plus profond de nous-mêmes. Nous avons du mal à travailler ensemble pour changer à un niveau systémique.

Pour quelles raisons ? Pour des raisons de financement. Par manque de temps ? Ou de volonté ?

Adana: Les défis tels que le changement climatique, par exemple, requièrent des compétences en matière de gestion de personnes aux perspectives multiples, à différentes échelles, plutôt qu’une expertise technique dans un domaine particulier. Ainsi, par la formation, nous nous concentrons explicitement sur l’expertise technique, mais nous devons être explicites sur la manière de faire les choses en établissant des relations.. Au cours de notre série sur le leadership dans le cadre de l’initiative “Caribbean One Health”, par exemple, les participants ont indiqué que les compétences en matière de leadership et de relations humaines étaient des avantages importants qui avaient un impact positif sur leur vie professionnelle. Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons actuellement.

Le colonialisme, le racisme et le sexisme se manifestent pour nous en temps réel et les gardiens continuent de garder farouchement les systèmes de pouvoir et de valeurs. Nous travaillons dans des systèmes fortement ancrés et cloisonnés qui résistent au changement. Le changement systémique implique d’accepter notre histoire de génocide, d’esclavage et d’oppression. Et de comprendre qui nous sommes,comment nous en sommes arrivés là, et comment nous pouvons travailler avec nos alliés pour obtenir un changement systémique.

Et c’est ce type d’approche systémique qui justifie l’émergence de la Caribbean One Health Alliance ? Comment a-t-elle vu le jour ?

Chandra Degia

C’est grâce à ce réseau de professionnels caribéens de One Health, issus de toute la région, que cette alliance a vu le jour. Dans le cadre de ce projet, nous avons beaucoup collaboré les uns avec les autres au sein de la région et non pas comme c’était souvent le cas avec des chercheurs ou des professionnels d’Europe ou d’Amérique du Nord. Même si le projet a pris fin et qu’il n’y a plus eu de financement, nous sommes restés en contact. Nous nous appelons pour partager des ressources disponibles, des informations, des données, des exemples de réussite dans certains de nos pays. Un jour, Adana m’a dit : “Et si on officialisait tout ça ?”. Et nous voilà aujourd’hui en 2022 avec l’Alliance Caribéenne Une Seule Santé.

Quelle est sa valeur ajoutée, par rapport aux autres réseaux “Une seule Santé”, actifs dans la région ?

Adana : Dans les Caraïbes, les autres réseaux actifs sont pour la plupart universitaires et axés sur la recherche. Les principaux financements et projets ont été acheminés par ces réseaux, petits mais influents. Cela a créé un déséquilibre dans la représentation des parties prenantes, avec pour résultats des perspectives plus étroites pour aborder les questions liées à “Une seule Santé”. Nous voulons donc travailler ensemble pour faire en sorte que nos histoires et les données provenant des Caraïbes soient menées par des voix caribéennes et non interprétées par des professionnels non caribéens, car cela a conduit à une mauvaise représentation de nos expériences et de notre culture.

(projet de réduction des pesticides en Haïti)

À l’occasion de la Journée internationale de la femme 2022, votre alliance a rendu hommage à une vingtaine de femmes de la région, en tant que pionnières travaillant à la mise en œuvre de solutions liées à Une Seule Santé. Votre alliance est-elle une organisation exclusivement féminine ? Ou est-elle mixte ?

Adana : Nous nous rendons compte que les femmes caribéennes de One Health sont à l’avant-garde et travaillent sur un grand nombre de ces défis complexes, mais elles passent inaperçues. C’était une excellente occasion de mettre en lumière ces pionnières. Nous ne sommes pas une organisation exclusivement féminine. Cependant, nous sommes convaincues que l’égalité entre les sexes est la seule façon d’aller de l’avant, et nous visons à être des leaders transformateurs de genre. Nous voulons briser les stéréotypes selon lesquels les hommes sont des leaders naturels et les femmes sont trop émotives pour diriger. Plus de femmes dirigeantes signifie plus de modèles et de mentors pour les générations futures. 

(Lutte contre l’anémie ferriprive grâce à une meilleure nutrition en Dominique)

Les femmes ont-elles des atouts spécifiques qui peuvent contribuer à accélérer la mise en œuvre des solutions One Health ?

Adana: Même si vous mettez de côté la justice, si vous ignorez 50 % de votre population, vous avez peu de chances d’obtenir une réponse efficace. Nous en avons eu de nombreuses preuves dans le passé. Des groupes de décision diversifiés représentent des expériences vécues et prennent de meilleures décisions, en particulier lorsque les femmes partagent leurs connaissances et leur expérience à la table des dirigeants en nombre égal à celui des hommes.

L”alliance caribéenne Une seule santé‘ est l’une des rares organisations à vouloir parler de race, d’équité, de genre et de diversité dans la région. Pourquoi ce sujet est-il tabou et comment allez-vous faire la différence ?

Chandra : Ces questions ne sont pas seulement taboues dans les Caraïbes, mais dans le monde entier, car il est difficile de faire face à nos propres préjugés et à nos problèmes d’esclavage mental. Nous voulons penser que nous sommes tous des êtres humains merveilleux, mais la vérité est que nous sommes ancrés dans un système construit sur le colonialisme, et nous sommes encore confrontés au néocolonialisme aujourd’hui. Comme Adana l’a mentionné, nous sommes également confrontés à des préjugés sexistes. Si nous voulons vraiment avoir de la diversité, de l’égalité et de l’équité, nous devons affronter ces questions difficiles de front. Cela va mettre certaines personnes mal à l’aise pendant un certain temps, mais avec de la persévérance, nous pensons qu’avec le temps, nous verrons des améliorations et nous ferons des progrès.

Comment cela se traduira-t-il concrètement ?

Chandra : Par exemple, nous avons eu des discussions sur le travail avec des communautés sous-représentées, comme les Maroons. Nous avons dans ces communautés des femmes très puissantes qui n’occupent pas de postes de direction officiels. Nous voulons mettre en œuvre des projets où les femmes sont autonomes, mais aussi où, lorsque nous avons des personnes compétentes et formées dans notre région, nous ne sommes pas obligés de prendre des techniciens d’autres pays, qui ne comprennent pas notre contexte social et culturel.

Adana : Ce qui peut fonctionner, disons au Royaume-Uni ou au Canada, par exemple, ne peut pas être reproduit ici. Les valeurs et les systèmes sont différents, et il est vraiment important de comprendre d’où nous venons, et comment les différentes cultures ont été façonnées au fil des siècles. Chaque île est différente. Ce qui a fonctionné en Jamaïque ou à Trinidad peut s’effondrer à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, par exemple. Nous devons écouter activement et essayer de trouver des méthodes culturellement adaptées à chaque situation, car il n’y a pas d’approche universelle. Un principe directeur utile pour nous est la pratique autochtone de la “vision à deux yeux “* pour la collaboration interculturelle

Les peuples autochtones en savent long sur les interconnexions entre les animaux, les plantes, les écosystèmes et leur environnement commun. Comment ces connaissances pourraient-elles être mieux prises en compte et combinées avec la science moderne ?

Chandra : En tant que scientifiques, nous devons mettre notre ego de côté et être un peu plus humbles et ouverts. En tant que praticien de la gestion de l’environnement depuis 30 ans, j’ai souvent constaté que les connaissances locales et autochtones sont la clé de l’échec ou du succès d’un projet. Vous savez, vous avez vos données scientifiques, puis vous allez sur le terrain et c’est un scénario différent. Et il peut y avoir des personnes dans cette communauté locale ou autochtone, qu’il s’agisse d’une communauté maroon ou autre, qui vous disent de ne pas aller ici, parce qu’à ce moment-là, la rivière va s’élargir ou qu’à 10 heures du matin, ce cours d’eau va par exemple disparaître. Et vous ne faites pas attention à cette personne parce que vous avez les données scientifiques qui vous disent le contraire. Et quand vous vous rendez sur place, il se passe exactement ce que cette personne a dit. Nous devons respecter les connaissances locales et autochtones, car  dans les Caraïbes, un grand nombre de plantes et d’herbes dites “miracles” sont connues de ces populations. Elles ne connaissent peut-être pas le nom du composé chimique actif, mais savent que si vous faites bouillir ou sécher cette plante et que vous la mettez sur votre blessure, celle-ci guérira en deux jours sans aucun effet secondaire. En tant que scientifique, autrefois sceptique à l’égard de tout ce qui n’était pas vérifiable, je pense que mes expériences de vie m’ont montré qu’il y a davantage dans ce monde que des faits et des données scientifiques.  Et si vous êtes ouvert aux enseignements et aux connaissances des personnes locales et autochtones, vous apprendrez beaucoup et vous améliorerez réellement la mise en œuvre des solutions dans les communautés.

Adana : J’aimerais ajouter que nous devons mieux respecter et collecter les traditions orales, car les connaissances autochtones sont généralement basées sur des traditions orales. Et nous avons tendance à ne pas y prêter attention ou à ne pas y accorder autant d’importance parce qu’elles ne sont pas écrites. Nous devons améliorer l’écoute active.

Ma dernière question s’adresse à vous, Chandra : dans le cadre du précédent projet ‘One Health One Caribbean One Love’, vous avez travaillé en étroite collaboration avec des artistes populaires pour élaborer des messages clés engageants. Quel est le pouvoir de l’art en termes d’éducation environnementale ou même de communication scientifique ?

Chandra : Nous avons travaillé avec le célèbre chanteur de reggae Bay-C, une des célébrités qui ont parrainé notre projet. La musique est une forme d’art extrêmement puissante, surtout dans les Caraïbes, où nous sommes si liés historiquement et culturellement à la musique par nos racines africaines et indiennes. Elle est dans notre sang, dans nos os, et fait partie de notre culture et de notre être. Et nous avons constaté que l’un des meilleurs moyens de communiquer avec bon nombre de nos publics cibles était la musique, en particulier avec les enfants, qui apprennent plus facilement si on leur enseigne en chanson, car ils apprennent d’abord la mélodie. L’art, qu’il s’agisse de  musique, des arts du spectacle, de peinture, est très important dans la communication scientifique et l’éducation à l’environnement, car les scientifiques parlent dans un jargon, un langage assez sec et ennuyeux que le commun des mortels ne comprend pas. Et ce que nous savons de l’éducation à l’environnement, c’est que l’un des facteurs prédictifs les plus forts d’un comportement environnemental responsable est la sensibilité à l’environnement, c’est-à-dire l’empathie pour l’environnement. Il ne s’agit pas d’un facteur intellectuel. C’est un facteur émotionnel, quelque chose que les spécialistes du marketing exploitent. Nous sommes des êtres émotionnels et nous devons amener les gens à se connecter à un niveau émotionnel. Et l’art est, selon moi, un moyen important d’y parvenir.

(La famille One Health des Caraïbes – , l’artiste à succès Bay-C, Chandra, Adana et le professeur Alafia Samuels)

Découvrez la  video de  Bay-C, ListenMi News:  https://www.youtube.com/watch?v=0mL29J_J_bk

*La vision à deux yeux est une approche d’enquête et de solutions qui remet aux gens de voir le monde à travers une lentille indigène avec un œil (perspective), tandis que l’autre œil voit à travers une lentille occidentale.