Entretien

Entretien avec Abdoulaye Baniré Diallo sur l’intelligence artificielle

Lauréat du Next Einstein Forum 2018, et professeur de bio-informatique et d’intelligence artificielle à l’Université du Québec à Montréal, Abdoulaye Baniré Diallo est un expert de premier plan de l’intelligence artificielle, qui a suscité à la fois beaucoup d’intérêt et d’inquiétude au cours des derniers mois. Il décrypte pour nous cette technologie émergente, les opportunités qu’elle ouvre ainsi que les défis à relever pour l’utiliser à bon escient, de manière efficace et responsable. Abdoulaye Baniré Diallo a par ailleurs présidé récemment le panel d’experts du service MSP chargé d’aider la Guinée à élaborer une politique nationale de recherche et d’innovation.

 

Pourriez-vous nous déchiffrer l’intelligence artificielle. En termes simples, qu’est-ce que cette technologie représente et à quoi sert-elle?

L’intelligence artificielle, ce sont des techniques d’informatique et d’ingénierie qui permettent de donner des instructions aux ordinateurs, afin qu’ils puissent imiter l’intelligence humaine autour de différentes capacités – voir, entendre, parler, lire, raisonner, etc.- et automatiser certaines activités, Par exemple l’IA permet à un ordinateur ou à un système informatique de prendre des images d’une caméra afin de détecter des vues, comme des objets qui sont à l’intérieur de ces images. Ou l’IA permet à partir d’un son, d’extraire des informations utiles. Des algorithmes peuvent être entraînés afin de créer, de simuler des environnements, comme par exemple faire de la peinture ou des dessins. Mais là où le paradigme change beaucoup, c’est que ces dernières années, dans le domaine de l’intelligence artificielle, il y a eu les progrès d’un secteur particulier qu’on appelle l’apprentissage machine, qui permet d’entraîner des machines à apprendre par elles-mêmes. Les machines peuvent non seulement exécuter une série d’instructions précises, mais aussi aller dans une dimension qui est similaire à celle de l’humain. Souvent à l’école, on apprend aux enfants, en leur fournissant des données et des démarches, à résoudre des exercices. A force d’être confrontés aux mêmes exercices et solutions, ils apprennent à résoudre ces exercices. De la même manière ici, les algorithmes permettent aux ordinateurs d’apprendre à partir des données, afin de pouvoir répondre à des questions particulières.

Quelles opportunités l’intelligence artificielle offre t’elle aux pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, en nous donnant si possible quelques exemples concrets?

L’une des forces de l’intelligence artificielle, c’est qu’elle est un assemblage d’informatique, de mathématiques et d’ingénierie, d’ingénierie logicielle principalement. Et ces trois disciplines ne sont pas chères d’un point de vue apprentissage, maîtrise, mais aussi d’un point de vue de réalisation d’opérations. Certes, il y a le besoin d’infrastructures massives pour faire du calcul haute performance. Mais au-delà de cela, des applications simples ou des applications moyennes qui utilisent de l’intelligence artificielle peuvent être créées de façon rapide par des jeunes, qui ont appris à coder, à écrire des algorithmes sur une tablette ou sur un ordinateur qui ne vaut pas 500 $. Donc cela offre des opportunités gigantesques dans les pays ACP.

Ces jeunes peuvent adresser des problèmes concrets auxquels font face leurs sociétés. Par exemple, faire de la surveillance massive sur les insectes qui affectent les récoltes. Il est possible d’écrire des algorithmes qui permettraient d’utiliser des petits drones ou simplement des téléphones cellulaires et des photos, afin de détecter les insectes qui circulent. Donc des jeunes pourraient concevoir ces algorithmes à faible coût, les déployer et amener une solution concrète à leur environnement. Dans le domaine de la santé, c’est la même chose. Des solutions pourraient émerger pour connecter les réseaux et donner les premiers secours. Ou encore favoriser l’entraide, la communication, améliorer le transport, gérer des systèmes de covoiturage de façon beaucoup plus efficiente. Toutes ces problématiques de la vie quotidienne peuvent amener de l’innovation, qui se traduirait par des conceptions d’algorithmes et des solutions informatiques à base d’intelligence artificielle. Et celles-ci peuvent être pour la plupart conçues à faible coût.

Et quels sont les principaux défis à relever pour utiliser l’IA à la fois avec succès et en toute sécurité?

L’un des défis majeurs que nous devons relever, c’est l’utilisation responsable de ces technologies. Comme toute nouvelle technologie, on peut l’utiliser à bon ou à mauvais escient. Et comme ce sont des systèmes informatiques qui sont en capacité d’atteindre rapidement les populations de façon massive, l’impact peut être très rapide et dramatique. J’ai par exemple en tête la diffusion de fausses informations, ou encore des photos truquées. On a vu récemment passer sur les réseaux sociaux une image du pape en doudoune. Des personnes averties comprendront que ce sont des images truquées. Mais ce ne sera pas forcément le cas des populations qui sont dans nos villages et dans les régions les plus défavorisées. Il faudrait donc rapidement avancer vers des législations et des réglementations appropriées pour protéger les sociétés contre les abus des technologies basées sur l’IA, mais aussi protéger l’identité des gens, leur vie privée, ainsi que la propriété intellectuelle.

Le deuxième défi est la formation. On a un vivier de jeunes qu’il faut former au plus vite, avec des bases solides en mathématiques et en informatique. Donc pour cela, il faudrait qu’il y ait des accès très rapides aux systèmes informatiques dans le cursus de scolarité des jeunes, que ce soit à l’école primaire, à l’école secondaire, ou dans les études supérieures, afin de créer l’émulation nécessaire et de leur permettre d’évoluer dans un environnement numérique. Avec la pénétration des systèmes informatiques aussi, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas de ghettos qui se créent au niveau des services, avec des applications qui empêcheraient tout un pan de la société, par exemple des personnes du troisième âge ou des personnes qui n’ont pas accès à l’ordinateur de pouvoir bénéficier de certains services. Donc, on doit s’assurer de cette équité-là.

L’enjeu de collecte des données est également très important, puisque les systèmes basés sur l’IA s’entrainent sur des données. Si les données collectées sont biaisées, elles ne sont pas représentatives et elles peuvent conduire en fait à un déni de service pour un groupe d’individus. Je vous donne un exemple que j’ai personnellement vécu. J’ai demandé de souscrire à une assurance vie. Je voyage beaucoup en Afrique, dans des régions où on a très peu de données pour pouvoir faire de l’évaluation de risques. Et du coup, on m’a dit qu’on ne pouvait pas m’assurer. Ce genre de problèmes risque de toucher massivement des régions où il y a peu de données qui sont collectées, et donc peu de modélisations possibles. Et cela risque de créer de nouvelles inégalités.

Enfin le dernier défi à relever est la formation et la culture numérique de nos dirigeants, afin qu’ils soient conscients de tous les enjeux liés à l’intelligence artificielle, afin de pouvoir prendre les décisions nécessaires, notamment en termes de législations, de formations et d’infrastructures.